Nicole JACQUIER-ROUX-THEVENET

"Des insoumis pour la foi les frères Berthalon, de Freissinières"

Colloque de Fressinières 16,17,18 Octobre 1981, Bulletin de la société d'Etude des Hautes Alpes, p. 135-142

    En septembre 1914, deux frères, Théophile Berthalon (33 ans), et Félix Berthalon (31 ans), mobilisés au 159ème Régiment d'Infanterie Alpine à Briançon, quittent le train qui les emmène vers le front.

Ils refusent de partir à la guerre, d'aller se battre, invoquant leurs convictions religieuses.

    De retour dans leur pays, ils restèrent, douze années, cachés dans des grottes ou des chalets abandonnés, près du hameau des Viollins.

    Ils seront arrêtés le mardi 11 janvier 1927, alors qu'ils étaient venus écouter parler un missionnaire au temple de leur hameau. Jugés par le Conseil de Guerre de la XIV' Région Militaire à Lyon, ils seront condamnés à trois ans de prison avec sursis. De retour dans leur vallée natale, ils y vécurent ensemble, célibataires, jusqu'à leur mort qui survint en 1965 pour Théophile, à l'âge de 84 ans, et en 1968 pour Félix, âgé de 85 ans.

Voilà les faits : deux hommes refusent la guerre et se réfugient dans la montagne, leur montagne, celle qu'ils connaissent depuis toujours. Ces faits sont racontés par la population de la vallée et font partie, bien que relativement récents, de la mémoire historique des habitants. En effet cette recherche est basée principalement sur l'étude de la tradition orale, donc faite à partir d'enquêtes effectuées auprès de la population de Freissinières. Il est important de préciser à ce propos que dans tout travail basé sur ce type d'enquête, les souvenirs recueillis sont à utiliser avec précaution, car les informateurs idéalisent souvent ou sélectionnent les renseignements. Traditionnellement l'historien travaille sur des documents écrits; en ce qui concerne cette aventure des deux frères, ils sont rares (1). Aussi, plus que les faits eux-mêmes, ce sera la recherche d'une sensibilité, d'une culture que la mémoire orale permettra de saisir; car saisir la mentalité de ces deux hommes nous aménera à faire des rapprochements entre le passé et le présent, établissant ainsi des permanences.

________________________

(1) En dehors des archives militaires qui ne sont pas accessibles, car il n'y a pas encore Prescription, on trouve peu de traces écrites de l'épisode. Quelques articles de journaux de 1927 relatent les faits : « Le Petit Dauphinois » du jeudi 15 janvier, « La Durance » du samedi 15 janvier, et « Le Courrier des Alpes » du 20 janvier.

Rien n'est signalé par ailleurs dans le journal protestant lu dans la vallée de Freissinières « La voix des Alpes ».


136

Déserter en 1914 n'était pas chose facile. Ceux qui l'ont fait ont eu des raisons suffisamment fortes qui sont, pour nos deux frères, liées à un milieu, à une mentalité particulière, celle des hommes de la montagne, protestants convaincus et rigoristes.

Le refus de la guerre

Les renseignements recueillis évoquent des motivations d'ordre religieux. Leur refus, les deux Berthalon l'expliquent par leur obéissance à la Loi de Dieu qui dit : « Tu ne tueras point », parole qui depuis leur enfance leur avait été apprise.

« - Mme M. : Vous savez pas pourquoi ils sont pas partis ? Parce que la Bible disait : « Tu ne tueras point », alors ils ne voulaient pas tuer.

- Mr M. : Parce que la Bible, c'est un livre; la Bible, ils la savaient par coeur » (2).

On peut qualifier les deux hommes d'objecteurs de conscience, ou d'insoumis, termes utilisés actuellement, mais qui ne figurent pas par exemple en 1927 dans les articles de journaux (3). On parle de déserteurs, mot qui par ailleurs est toujours utilisé par la population de Freissinières pour évoquer cette histoire. L'objection de conscience, de nos jours, se présente comme un refus du service militaire et de l'armée, en protestation contre les justifications nationales. Or les deux frères Berthalon ont fait leur service militaire, qui était de deux ans en ce début de XXe siècle. Et, fait intéressant à souligner, l'aîné effectuera trois années afin que son cadet ne reste qu'un an, lui évitant ainsi des jours pénibles auxquels lui- même s'était déjà habitué. Vis à vis de la Nation, les quatre années dues ont bien été faites. Dès le départ, ces deux hommes, qui resteront toute leur vie ensemble, font bloc, n'étant presque qu'une seule personne à eux deux. C'est donc la guerre qu'ils refuseront de faire. Cet épisode est en effet plus spécifique par ce refus d'aller tuer son prochain que par le fait même de se réfugier dans la montagne. Même si celle-ci leur sert de refuge, elle est avant tout leur univers, leur cadre de vie habituel (ce qui peut expliquer par ailleurs leur longue résistance dans une telle région où la vie est rude). Pour ces deux hommes, aller dans le monde était une souillure, comme ils le répéteront maintes fois à leurs amis. Par exemple, de nombreuses familles de la vallée ont vu partir en Algérie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle quelques-uns de leurs membres. Parfois quelqu'un allait leur rendre visite.

______________________

(2) Enregistrement effectué aux Viollins en mai 1980 auprès de Mr M. et son épouse.

(3) Les titres des journaux parlent tous des déserteurs. A aucun moment on n'emploie les termes d'objecteurs de conscience. Le ton même des articles révèlent que le geste des deux frères n'était pas du tout admis ni compris.

 


137

« - Mlle B. : C'est un jour où je partais pour l'Algérie et il est venu me faire des recommandations ! Il m'a dit : « Vous allez dans le monde, vous savez ce que dit le Seigneur, il faut pas aller dans le monde parce que le monde est souillé ! » » (4).

Lors de leur passage à l'armée, ils avaient vu le spectacle du monde et ses turpitudes; franchir un pas de plus et aller se battre leur était impossible. Ces deux frères vécurent constamment guidés par les Écritures, et leur foi profonde, leur croyance sincère leur fit faire un choix difficile, courageux en ces années de guerre. En effet, en 1914, rares furent les Français à refuser de partir, quelques dizaines seulement.

- La majorité répondait à un idéal libertaire, comme par exemple Louis Lecoin ou les amis dont Émilie Carle parle dans son livre « Une soupe aux herbes sauvages », dans lequel d'ailleurs elle évoque l'aventure de Théophile et Félix Berthalon (5).

- Peu d'entre eux obéirent à leur conviction religieuse, comme les deux frères de Freissinières. Ce fut le cas de ce Cévenol dont André Chamson conte l'histoire dans son récit « Roux le bandit ». Bien des points d'ailleurs dans le texte d'André Chamson font penser à ceux décrivant la vie des deux Berthalon. Tout comme eux, Roux le bandit, nourri de la Bible, se cache dans les montagnes près de chez lui, pendant toutes les hostilités.

En 1914, la quasi-totalité de la population protestante participa à la

mentalité « d'union sacrée ». Les quelques Protestants, tel le pasteur Guitton, qui refusèrent de partir au front, le firent car ils pensaient trouver directement dans la Bible la parole de Dieu qui les dégageaient de toutes les tutelles sociologiques ou ecclésiastiques. Ces hommes firent alors un choix de vie, mais aussi d'interprétation des Écritures, privilégiant le « Tu ne tueras point ». Ce choix les entraînera tous dans une vie de privations, en marge, traquée souvent.

. « - Mr P. : Ils ont pas fait la guerre, mais ils ont souffert autant, sinon plus. Ils étaient pas au danger des balles... mais ils étaient au froid et à la faim. Oh oui, ils ont souffert ! » (6).

Ce qui est intéressant dans l'exemple de Freissinières c'est, en plus de leur geste, leur vie pendant douze années. Leur aventure est en fait révélatrice d'une vie, d'une mentalité caractéristique de cette vallée, et ces deux hommes sont en quelque sorte des révélateurs au milieu d'autres épisodes de l'histoire souvent agitée de cette région. Leur comportement tend à marquer leur fidélité à une « lignée », celle des hommes qui ont toujours resisté, qui se sont battus pour leur Foi, la bataille n'étant pas toujours faite les armes à la main.

_____________

(4) Enregistrement effectué en juillet 1980 auprès de M"` B.

(5) « Une soupe aux herbes sauvages », par Emilie Carle, Livre de poche 1979, pages

98 à 105, chapitre « Tu ne tueras point ».

(6) Enregistrement effectué en mai 1980 auprès de Mr P.


138

Les mentalités

Théophile et Félix Berthalon, comme beaucoup d'hommes de la vallée, ont eu un vécu religieux très profond. Dans les familles protes­tantes, la Bible était lue quotidiennement, le plus souvent on la connaissait par coeur, et certains en parlaient même d'une façon critique et réfléchie. Les hivers sont longs dans la vallée et les paroles sacrées avaient le temps d'être méditées. La Bible était un instrument nécessaire pour eux, croyants, dans lequel ils trouvaient les règles d'une vie conforme aux exigences de Dieu. Une sorte d'intimité existait avec ce livre. Un fait significatif est le geste, par ailleurs très symbolique, des deux frères lors de leur arrestation.

« - Mr B. : Quand ils sont passés en conseil de guerre à Lyon, ils n'avaient rien qu'un Nouveau Testament. Alors ? Ils étaient séparés, ils étaient dans une cellule chacun. Comment faire ? Ils ont parlé le Nouveau Testament ? C'est ce qui les a sauvés... » (7).

Ce geste, chacun l'évoque. Quelques-uns pensent que c'est la Bible qui fut partagée entre l'Ancien et le Nouveau Testament.

Malgré tout il faut souligner que toute la population n'est pas unanime quant aux raisons profondes du refus des deux Berthalon. Des sceptiques parlent de lâcheté... Pourtant beaucoup veulent bien mettre en relation ce refus avec l'existence, aux Viollins, d'un noyau très croyant et exigeant. Blotti au fond de la vallée, sorte de microcosme à l'intérieur de ce long val de Freissinières, ce hameau est habité uniquement par des Protestants, contrairement à ceux plus en aval et d'accès plus aisé où des familles catholiques vivent également.

Donc un petit groupe de Darbystes s'y était fait jour, après des relations établies avec les Frères d'Ardèche (8). Certains pensent que les deux déserteurs en faisaient partie. en réalité, ils n'ont pas rejoint ce mouvement mais, comme ses membres, ils restèrent très distants vis-à-vis de l'institution, pensant n'avoir pas besoin d'intermédiaire entre eux et Dieu, se défiant des idées libérales avancées par certains pasteurs. Un parallèle peut être fait entre cette attitude et celles des premiers Protestants. Ceux-ci pensaient qu'une relation personnelle avec Dieu peut s'établir par la Bible où sont révélées les manières dont l'élu rend hommage à son seigneur. Cette foi et cette certitude doivent être rapprochées des des­criptions que Félix Neff donne dans ses lettres évoquant la vallée : même s'il insiste sur le dénuement spirituel de la population, il donne déjà des

_________________

(7) Enregistrement effectué en septembre 1981 auprès de Mr Emile B. Cet informa­teur, né en 1895, est un neveu des deux frères Berthalon. Il est parti à la guerre de 1914-18, en est revenu mutilé à vie.

(8) Dans les années 1830, John Darby, après avoir quitté l'Eglise Anglicane, avait rassemblé autour de lui des croyants appelés « Frères de Plymouth » (le terme Darbyste ayant une connotation plutôt hostile).

Venu en Suisse, Darby avait diffusé ses idées dont la principale était le salut par la Grâce. Ses croyances se propagèrent dans des milieux très enclins à la dissidence ecclésias­tique, car le groupe darbyste condamnait l'organisation ecclésiastique en tant que telle et tout spécialement le ministère pastoral.

Des communautés en Velay et en Vivarais par exemple adoptèrent sa façon de penser.


139

 

explications au Réveil de ces hommes, et aux idées qu'ils transmettront à leurs enfants (qui seront, entre autres, Théophile et Félix Berthalon).

Félix Neff écrit : « Néanmoins la misère de ce peuple est digne de pitié, et doit inspirer autant d'intérêt qu'elle résulte en grande partie de la fidélité de leurs ancêtres, refoulés par l'ardeur de la persécution dans cette affreuse gorge où il est à peine une maison qui soit à l'abri des éboulements de neige et de rochers... ». Il ajoute : « Ils sont sans mélange de la race des Vaudois et n'ont jamais fléchi les genoux devant l'idole, même dans le temps où tous les habitants dissimulaient leur croyance... L'aspect (est) tout à la fois sublime et affreux de ce pays qui a servi de retraite à la vérité pendant que le monde gisait dans les ténèbres » (9). Aussi pour les deux frères Berthalon comment ne pas préférer revenir se cacher chez soi, loin du monde en feu ?

La montagne-refuge

La montagne, en effet, jouera un rôle déterminant dans les douze longues années de vie clandestine qu'ils mèneront.

Cette clandestinité était possible pour eux, car elle s'inscrivait dans un espace géographique propice : la position et la configuration de cette ancienne vallée glaciaire, l'éparpillement des hameaux, s'y prêtaient bien. Se cacher près des Viollins, enfouis pendant six mois dans la neige, permettait une fuite rapide vers des lieux plus sûrs lorsqu'un danger était signalé.

De nombreux récits retracent la vie des deux hommes, dans des grottes, et dans les écuries de leurs soeurs

« - Mr P. : Ils avaient fait un grand trou ... Ils avaient sorti toute la terre, ils avaient couvert le trou-là avec de grandes ardoises, des pierres, ils avaient mis de la terre dessus, et ils y avaient planté des genévriers, et ces genévriers ils avaient pris! On n'aurait pas dit qu'il y avait un trou. Alors il y avait juste un trou comme ça pour descendre entre le rocher et le terrier... C'était tout bien installé. Ils avaient fait un lit avec du bois, il y avait un genre d'endroit pour faire du feu, dans un coin, seulement quand ils faisaient du feu ils faisaient du feu que la nuit...

De là, de cet endroit-là ils voyaient tout, parce qu'ils avaient une longue vue. Et de là-haut ils voyaient quand les gendarmes venaient à travers la plaine à cheval » (10).

« - Mr B. : Ils venaient des fois, ils restaient huit jours dans l'écurie. Personne n'en savait rien. Mais plus ou moins, vous savez, on a beau faire attention, quand on est guetté...

_______________

(9) Extrait tiré de l'ouvrage de S. Lortsch : « Félix Neff, l'apôtre des Hautes-Alpes », pages 83, 84; réédition 1978, Croisade du livre chrétien. (10) Enregistrement effectué en mai 1980 auprès de Mr P.


140

Alors dans la maison, les anciennes maisons avaient toutes des voûtes, alors ils avaient percé la voûte, ils montaient, ils sortaient derrière. Ils pouvaient aller et venir, sans être embêtés par les autres » (11).

 

On se souvient aussi de quelques poursuites dans la neige, lorsque parfois ils se laissaient surprendre par les gendarmes

« - Mr B. : Une fois, il (le plus jeune) était couché là, à cette maison. C'était l'hiver, et les gendarmes sont arrivés un beau matin, il était couché à l'écurie. Alors il est monté par la cheminée. Ils avaient aménagé un trou, et puis il est sorti là-haut. Il s'est avancé sur le bord... Il y avait un gendarme de faction. Lui, il a sauté. Seulement pour lui courir après ! Ils ont suivi ses traces jusqu'aux Mensals... Mais avant d'y arriver, il y a une source qui sort. Et lui il a fait un bond, il a sauté dans l'eau et il a pris cette source... La trace disparaissait. Quand les gendarmes faisaient la fouille aux Mensals (12), lui était là-haut au chalet en train de se faire sécher au soleil. C'est lui qui me l'a raconté, le jeune, une personne vive, un paquet de nerfs ! » (13).

Cette clandestinité s'inscrivait aussi dans un environnement humain complice. La famille était un appui précieux, et les femmes y jouaient un rôle déterminant. En effet, leur famille les ravitaillait, les hébergeait comme nous l'a dit un de leurs neveux, pendant les périodes de grands froids. Leurs soeurs les nourrissaient, les prévenaient du danger. Maints signaux étaient utilisés pour se faire reconnaître ou pour annoncer l'arrivée de visiteurs étrangers.

 

« - Mr P. : Il y avait une entente formidable. Quand les gendarmes venaient aux Viollins, il était encore jeune, ce garçon, alors il jouait du clairon. Comme ça ils entendaient sonner le clairon, ils savaient que les gendarmes venaient et qu'il y avait quelqu'un de suspect dans la vallée. Alors ça y est, ils se méfiaient, ils descendaient pas. Ça, c'était le signal » (14).

L'utilisation de cet instrument, s'il prévenait les deux déserteurs, devait également avertir les gendarmes que l'alarme était donnée. Les Viollins, ou tout au moins les familles Berthalon, ne revendiquaient-elles pas ainsi d'une certaine manière la clandestinité de ces deux hommes (15).

En effet, peu à peu la population les aide, et en contre-partie eux rendent des services. Pendant la guerre, alors que personne ne soupçonnait

__________________

(11) Enregistrement effectué auprès de Mr B., en septembre 1981.

(12) Les Mensals : hameau en amont des Viollins, en direction de Dormillouse. Il est actuellement inhabité.

(13) Enregistrement effectué auprès de Mr B., en mai 1981.

(14) Enregistrement effectué en mai 1980 auprès de Mr P.

(15) On peut rapprocher l'emploi de ce clairon de l'expression utilisée pour désigner un fait clandestin « Sans tambour ni trompette ». L'utilisation de ces instruments qui rythment la vie sociale est significative car ce sont eux qui donnent une publicité aux actes de la vie de la communauté.


141

 

leur présence, ils allaient de nuit labourer les champs, couper du bois, évitant des tâches pénibles aux femmes restées seules. C'est ainsi que, peu à peu, certains se douteront que les deux frères sont revenus prendre le maquis près de chez eux. Si l'on en croit quelques personnes, des dénonciateurs ont existé, mais beaucoup affirment que la population fit bloc aux questions des gendarmes, qui venaient régulièrement enquêter. On peut se demander, à ce propos, si la mémoire des persécutions n'entraîne pas la solidarité ? De l'obstination de leurs ancêtres Vaudois, puis Protestants, persécutés, mais qui ont toujours résisté, le souvenir reste vivace, leur conscience historique pouvant façonner une attitude de résistance dès que l'on touche à quelqu'un de leur communauté, l'enra­cinement dans l'histoire venant de loin.

Ainsi la montagne-refuge est-elle toujours présente

- refuge contre le monde,

- refuge contre les persécuteurs,

- refuge pour se retrouver en harmonie avec les Écritures.

Les Vaudois, les Protestants se sont réfugiés dans cette vallée, mais aussi d'autres déserteurs ont, avant les deux Berthalon, utilisé les cachettes qu'offrent la nature. A l'écoute de la tradition orale, on rencontre quelques récits concernant des hommes qui ont refuse de partir à la guerre, sous le premier Empire, au moment de la conscription

« Mlle B.: Il y en a eu des déserteurs, mais qui sont partis quand même. L'oncle sur son livre raconte à deux endroits qu'ils ont amené sept ou huit déserteurs. Il dit même les noms. Ils les ont emmené à Gap rejoindre leur régiment...

Et, ils suppliaient la police de vouloir les recevoir convenablement et pas leur faire d'ennuis. L'oncle percepteur les accompagnait jusqu'à Embrun pour qu'ils aillent faire l'armée » (16).

Leur refus n'était pas, à l'époque, chose exceptionnelle.

Un récit retrace l'histoire d'un homme de Freissinières, qui, caché dans une grotte, eut pour toute subsistance pendant un hiver un seul sac de lentilles. Rien dans les renseignements ne permet de resituer cet épisode dans le temps. Seul le fait qu'il soit déserteur est retenu.

La tradition veut aussi qu'un ancêtre des deux frères déserteurs prit le maquis en 1870 au lieu de partir se battre. On évoque le grand-père ou le grand-oncle. Les avis sont contradictoires et aucun document d'archives ne permet de trancher.

« Mr B.: Leur grand-père, il avait déserté, à la guerre de septante. Mais ça avait pas duré; ça avait duré peut-être un mois ou deux. Leur grand-père, il avait déjà fait ça, alors eux, ils ont fait pareil » (17).

______________

(16) Enregistrement effectué auprès de M' B., en juillet 1980. Ce témoignage s'inspire de récits écrits par ses ancêtres. Cette famille au cours du XIX' et XX` siècle a tenu régulièrement des cahiers retracant la vie quotidienne de ses membres et du village.

(17) Enregistrement effectué auprès de Mr B., habitant actuellement à La Roche-de-Rame (village dans la vallée de la Durance, proche de Freissinières) en septembre 1980.


142

 

Par ailleurs, un écrivain issu d'une famille de la vallée a raconté dans un livre très romancé, s'inspirant de l'aventure de Théophile et Félix Berthalon, ce qui a pu motiver ces hommes. « L'Homme de la grotte » (18) de Benjamin Vallotton évoque les raisons strictement religieuses qui poussèrent son héros à refuser de partir à la guerre; celui-ci avait promis à son père, ancien combattant de 1870, de ne pas aller se battre si le cas se présentait à nouveau.

Dans tous les récits, écrits comme oraux, une continuité se fait jour, un point commun les relie : vivre loin du monde afin d'échapper à ses spasmes pour se retrouver dans une vie simple, proche de Dieu. Tous ces hommes, en effet, comme les deux Berthalon, étaient des hommes de la terre, rudes à l'ouvrage, ne se contentant pas uniquement de réfléchir aux devenirs de l'homme. Ils menaient une vie de labeur dans un pays pauvre où la nature est contraignante. Si les deux déserteurs ont vécu une foi profonde, ils n'ont pu malgré tout ignorer leur environnement. Ainsi toute une série de récits, qu'ils ont connus, démontrent un univers magique, riche, où les pratiques de sorcellerie sont courantes, Dieu et Satan intervenant quotidiennement dans le cours naturel des choses, Dieu n'étant pas toujours le gagnant. Certaines pratiques inattendues dans ce milieu protestant peuvent surprendre. Le refuge que les frères Berthalon ont pu trouver au fond de cette vallée n'était donc pas toujours empreint de sérénité. Des récits de peurs alimentent les conversations. Une ambiguïté se fait jour, car cette montagne en même temps qu'elle peut protéger, effraie. Mais leur peur, ces hommes la sublimeront pour se rapprocher des hauteurs éternelles. André Chamson cite à ce propos le psaume 121 « J'élève mes yeux vers les montagnes d'où me viendra le secours ».

Voilà qui pourrait expliquer le retour de Théophile et Félix Berthalon une fois jugés vers leur montagne pour y vivre d'une façon très effacée, comme traumatisés en quelque sorte par douze années de traquerie.

En conclusion, qu'ajouter à cette phrase prononcée par un leur proche : «Ils étaient croyants... On pouvait dire que c'était de vrais Vaudois... de la vraie race de ceux-là!».

 

Nicole JACQUIER-ROUX-THEVENET

_________________

(2) J-J. Letrait, Les actes d'habitation en Provence (1460-1560), Bulletin Philosophique et historique, 1965, Paris, 1968, p. 183-226.

@ SEHA