L'encadrement religieux au village
La Magna Vita Sancti Grati 1 dans la chapelle
de Vulmix en Tarentaise

Laurence RIVIERE CIA VALDINI

 

   Située en Haute-Tarentaise, à côté de Bourg-Saint-Maurice, la chapelle du petit village de Vulmix possède un intéressant cycle de peintures, daté du XVème siècle, illustrant la vie de saint Grat. Sur la voûte et sur les murs de la nef rectangulaire de cet édifice modeste et sans âge qui fut agrandi d'un choeur baroque au XVIIème ou au XVIIIème siècle, vingt-quatre panneaux2, exécutés a tempera, relatent une partie de la légende, forgée de toutes pièces au XIIIème siècle, de celui qui aurait été évêque d'Aoste au temps de Charlemagne3.

   Ce cycle est un témoignage remarquable pour qui s'intéresse à l'histoire de la peinture murale en Savoie et au développement du culte des saints dans les Alpes. En dépit de plusieurs restaurations, qui ont malheureusement altéré les qualités esthétiques de ce programme,, il demeure à ce jour l'unique vestige narratif pictural du Xième siècle ayant trait au saint patron du diocèse d'Aoste5. Les autres images peintes de l'évêque sont exclusivement des figures en pied, associées à d'autres thèmes comme celui de la Pietà dans la chapelle de la Madone de Coignet de Mélezet6 (1496) ou celui de la Vierge au lait de San Marcello de Paruzzaro7 (1488) dans le diocèse de Novare ; on le rencontre également représenté avec d'autres saints vénérés dans l'aire alpine, notamment avec saint Sébastien dans la chapelle éponyme de Venanson dans le comté de Nice (1481)g. Le plus souvent, saint Grat nimbé, est figuré debout, coiffé de la mitre épiscopale, tenant la crosse de la main gauche et bénissant de la main droite ; parfois il porte le chef de saint Jean-Baptiste qu'il était supposé avoir découvert en Terre Sainte comme dans la chapelle Saint-Grat de Lucéram (vers 1480)9. A San Marcello de Paruzzaro, saint Grat est présenté de profil, bénissant une nuée voltigeant au-dessus de sa tête pour évoquer ses pouvoirs miraculeux : en effet, lors d'un voyage en mer, il passe pour avoir éloigné la tempête qu'il aurait conjurée par ses prières et ses bénédictions'o

Le décor de la chapelle Saint-Grat de Vulmix est donc un vestige exceptionnel du culte de ce saint valdôtain et de son rayonnement en Tarentaise au XVème siècle. Attribué sur des critères formels au peintre piémontais Jacques d'Ivrée, il est daté des années 1460". Répartis sur la voûte en berceau séparée par une bande de palmettes et d'hémicycles adossés, et sur les murs sud, ouest et nord de l'édifice, les vingt-quatre panneaux rectangulaires sont disposés sur trois niveaux superposés, ce qui n'est pas sans évoquer la mise en page de nos bandes dessinées modernes (cf. schéma). La lecture s'effectue de gauche à droite, par registres successifs, à partir du côté oriental du mur sud, ce qui implique une triple rotation dans l'espace pour appréhender la continuité du récit.

Des lacunes dans l'intonaco laissent entrevoir des fragments d'inscriptions en latin qui courraient sous chaque scène pour en faciliter la compréhension 12. Les restaurations entreprises au XIXème siècle, puis en 1932 (en dépit d'une tentative de restitution plus fidèle en 1988), sont sans doute à l'origine du badigeon de chaux qui les recouvre aujourd'hui et des repeints parfois intempestifs qui affectent les fonds et certaines figures. L'aspect traditionnel pour ne pas dire archaïque de la facture, se manifeste

par l'emploi d'un fond neutre bleu foncé agrémenté d'un cadre vert d'eau et de sols traités sommairement à l'aide d'une peinture ocre rouge dont les reliefs sont évoqués par des cernes bruns stylisés (fig. 1). Les figures, monumentales et assez rigides, exécutées sans modelé, se déploient dans un espace encore peu construit, aux paysages et aux architectures schématiques et simplifiés (fig. 2). Ces caractères peu novateurs obscurcissent la compréhension de ces séquences historiées, à première vue mimétiques et répétitives. Aussi est-ce par la confrontation des images aux textes légendaires qui ont contribué à l'essor du culte de saint Grat en Savoie qu'il est possible d'avoir accès au sens littéral de ce récit.

Les légendes hagiographiques

Le chanoine Amato Pietro Frutaz a publié en 1966 une édition critique en latin de la Magna Legenda Sancti Grati consignée dans le Legendarium ou Liber episcopi de la cathédrale d'Aoste13. Ce texte fut commandité en 1390, par l'évêque Giacomo Ferrandini au chanoine Rodophe Cavelli pour le chapitre de la cathédrale 14. Ce parchemin in-fol. contient aux ff. 88r-90r les lectiones pour la fête de saint Grat et aux ff. 174r-182v, le récit hagiographique de l'évêque'5. Selon une ancienne tradition rapportée par le chanoine Vaudan en 1549, ce texte aurait été composé par Jacques des Cours en 1385, date qui ne peut être retenue dans la mesure où le décès du chanoine est consigné dans le martyrologe de la cathédrale, au 23 septembre 128516. Aujourd'hui, on admet que cette légende fut compilée autour de 1285 : le texte original est désormais perdu, mais l'accès en est rendu possible par sa copie valdôtaine de la fin du XIVeme siècle.

La pérennité du culte de saint Grat se mesure au nombre important de copies dont sa légende a bénéficié à travers les siècles. Vers 1393, une compilation des lectiones pour la fête de saint Grat est insérée dans un Brévaire de la collégiale Saint-Pierre-et-Ours d'Aoste, et, au cours du XIVème siècle, dans le Legendarium de la cathédrale d'Ivrée". Amato Pietro Frutaz souligne que les éditions ultérieures de la Magna Vita furent de plus en plus réduites : c'est le cas, par exemple, dans le Brévaire portatif du XVeme siècle, conservé aux archives de la cathédrale'g. Très fidèle à la version de 1390, une édition imprimée fut également publiée à Turin en

 

 

 

célébrer ses vertus héroïques et exemplaires tout en exaltant la puissance de l'Église et des frères mineurs, unis dans un même élan pour façonner, sous leur autorité, les cadres de la vie religieuse au village.

La Magna Vita de saint Grat à Vulmix

L'invention du chef de saint Jean-Baptiste et la translation de la mâchoire du martyr à Aoste

mur sud mur ouest mur nord
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9 10 11 12 13 14 15 16
17 18 19 20 21 22 23 24

1. Une femme est sollicitée à trois reprises par le chef de saint Jean-Baptiste alors qu'elle s'apprêtait à tirer de l'eau dans un puits à Sébaste, où la tête du martyr avait été jetée après sa décollation.

2. De Sébaste, elle se rend à Jérusalem pour en informer l'évêque.

3. Le chef de saint Jean-Baptiste apparaît devant le clergé en prière et proclame

que, seul, Grat évêque d'Aoste pourra l'en retirer.

4. Un panneau très lacunaire montre une cité fortifiée : Jérusalem ?

5. Un panneau très lacunaire montre les fragments d'une cité.

6. L'évêque envoie une ambassade à Rome.

7. Le pape est averti de la révélation miraculeuse.

8. Le pape fait rechercher Grat, évêque d'Aoste, dans toute la chrétienté. 9. Saint Grat accompagné de saint Jocond reçoit la lettre du pape.

10. Saint Grat et saint Jocond font leurs adieux aux chanoines de la cathédrale

d'Aoste. La cloche de la cathédrale sonne.

11. Saint Grat et saint Jocond partent pour Rome accompagnés d'un simple âne bâté, mais sans bagage.

12. Saint Grat et saint Jocond sont accueillis par le pape et le clergé, aux limites de la ville. Les cloches sonnent.

13. L'âne, broutant paisiblement, attend la suite du voyage.

14. Saint Grat s'agenouille devant le pape qui le relève et lui offre la deuxième place dans les conciles. Les cloches sonnent.

15. Saint Grat et saint Jocond reçoivent leur mission du pape. Les cloches sonnent à toute volée.

16. Saint Grat et saint Jocond prennent la mer pour rejoindre la Terre sainte : saint Grat par ses prières, calme la tempête. Le navire croise sous bannière savoyarde.

17. Saint Grat et saint Jocond sont accueillis par le clergé venu en procession à leur rencontre. Les cloches sonnent.

18. Saint Grat et saint Jocond accompagnés par le clergé se rendent au puits de Sébaste. Saint Grat recueille miraculeusement le chef de saint Jean-Baptiste dans ses mains.

19. Saint Grat et saint Jocond quittent Jérusalem. Les cloches sonnent à toute volée.

20. Le voyage du retour vers Rome s'effectue par mer dans un navire à la bannière de Savoie.

21. Saint Bernardin de Sienne porte le Trigramme de la Dévotion au Nom de Jésus.

22. Saint Grat et saint Jocond arrivés à Rome offrent la relique au pape. La mâchoire du martyr se détache miraculeusement dans les mains de saint Grat.

23. Saint Grat et saint Jocond repartent pour Aoste. Saint Jocond badine l'âne. Les cloches sonnent.

24. Saint Grat et saint Jocond présentent la relique au peuple d'Aoste en liesse. Les cloches carillonnent.

 

 

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1 Le nom de Gratus est issu du latin gratus = agréable, bienvenu.

2 M. Roques, Les Peintures murales du sud-est de la France, Paris, 1961, p. 229-233, suivie par C. Gardet, De la peinture au Moyen Âge en Savoie, t. 1, Annecy, 1965, p 133, et D. Peyre et A. Palluel Guillard, Fresques et peintures murales en pays de Savoie, Chambéry, 1988, p. 97, ont compté vingt panneaux, négligeant quatre séquences très endommagées au revers de façade de la chapelle (voir schéma légendé).

3 Magna Legenda Sancti Grati, in A. P. Frutaz (éd.), Le fonti per la storia della valle d'Aosta, Rome, 1966, p. 177-196.

4 Des surpeints ont été réalisés à la colle au XIXeme siècle (1881-1887), puis à l'huile (1910-1912 et 1931). Une restauration récente a été menée en 1988.

5 Il subsiste une peinture sur toile datée du début du XVlème siècle aujourd'hui conservée dans le trésor de la cathédrale d'Aoste, qui pourrait être l'élément central d'un retable destiné à la cathédrale. Deux scènes représentent à gauche, saint Grat offrant au pape la tête de saint Jean-Baptiste, et à droite, saint Grat rapportant aux habitants d'Aoste le menton de saint Jean-Baptiste : L. Garino, Museo del Tesoro. Cattedrale di Aosta, Aoste, date inconnue, p. 44, fig. p. 45.

6 G. Kaftal, Iconography of the Saints in the painting of North West Italy, Florence, 1985, p. 332.

7 Ibid., p. 331 : cette oeuvre est de Giovanni Antonio Merli.

8 M. Roques, Les peintures murales..., p. 299. 9lbid., p. 283.

lo A. P. Frutaz, Le fonti..., p. 192-193.

11 L'attribution et la datation de ces peintures sont acceptées par M. Roques, Les peintures..., p. 232 ; C. Gardet, De la peinture..., p. 133-134,; A. Lange, « Notizie sulla vita di Giacomino da Ivrea », in Bolletino della Società Piemontese di belli arti, Nuova Serie, Anno XXII, 1968, p. 1-5. Il existe des études récentes sur ce cycle : I. Barnasson, Les peintures murales de la chapelle de Vulmix: étude iconographique et réflexion sur les mentalités religieuses à la fin du Moyen Âge, Mémoire de Maîtrise, Grenoble II, 2 vol., 1991 (dactylographié) ; A. Allera, Giacomino da Ivrea, Thèse de doctorat, Turin, 1999-2000 (dactylographié).

12 Ces inscriptions qui n'avaient pas été remarquées par M. Roques, Les peintures..., p. 232-234, ont été mises à jour lors de la restauration de 1988.